“Tutti sistemati” p 55
CASÉS. Le sujet amoureux voit tous ceux qui l'entourent “casés”, chacun lui paraissant pourvu d'un petit système pratique et affectif de liaisons contractuelles, dont il se sent exclu; il en éprouve un sentiment ambigu d'envie et de dérision.
1. Werther veut se caser : “Moi...son mari! O mon Dieu qui me créas, si tu m'avais réservé cette félicité, toute ma vie ne serait que perpétuelle action de grâce, etc.”: Werther veut une place qui est déjà prise, celle d'Albert. Il veut entrer en système (“casés”, en italien, se dit sistemato). Car le système est un ensemble où tout le monde a sa place (même si elle n'est pas bonne); les époux, les amants, les trios, les marginaux eux-mêmes (drogue, drague), bien logés dans leur marginalité: tout le monde sauf moi. (Jeu: il y avait autant de chaises que d'enfants, moins une; pendant que les enfants tournaient, une dame tapait sur un piano; quand elle s'arrêtait, chacun se précipitait sur une chaise et s'asseyait, sauf le moins habile, le moins brutal ou le moins chanceux, qui restait debout, bête, de trop, l'amoureux.)
2. En quoi les sistemati qui m'entourent peuvent-ils faire envie? De quoi, en les voyant, suis-je exclu? Ce ne peut être d'un “rêve” d'une “idylle”, d'une “union”: il y a trop de plaintes des “casés” au sujet de leur système, et le rêve d'union forme une autre figure. Non, ce que je fantasme dans le système est très modeste (fantasme d'autant plus paradoxal qu'il n'a pas d'éclat): je veux, je désire, tout simplement une structure (ce mot, naguère, faisait grincer des dents: on y voyait le comble de l'abstraction). Certes, il n'y a pas un bonheur de la structure; mais toute structure est habitable, c'est même là, peut-être, sa meilleure définition. Je puis très bien habiter ce qui ne me rend pas heureux; je puis à la fois me plaindre et durer; je puis refuser le sens de la structure que je subis et traverser sans déplaisir certains de ses morceaux quotidiens (habitudes, menus plaisirs, petites sécurités, choses supportables, tensions passagères); et cette tenue du système (qui le fait proprement habitable)
(...) Vouloir se caser, c'est vouloir se procurer à vie une écoute docile. Comme étayage, la structure est séparée du désir: ce que je veux, tout simplement, c'est être “entretenu”; à la façon d'un ou d'une prostitué(e) supérieur(e).
3. La structure de l'autre (car l'autre a toujours sa structure de vie, dont je ne fais pas partie) a quelque chose de dérisoire: je vois l'autre s'entêter à vivre selon les mêmes routines: retenu ailleurs, il m'apparaît figé, éternel (on peut concevoir l'éternité comme ridicule).
Chaque fois que je voyais l'autre, inopinément, dans sa “structure” (sistemato) , j'étais fasciné: je croyais contempler une essence : celle de la conjugalité. Quand le train traverse, de haut, les grandes villes de Hollande, le regard du voyageur plonge dans des intérieurs sans rideaux, bien éclairés, où chacun semble vaquer à son intimité comme s'il n'était pas vu de milliers de voyageurs: il est alors donné de voir une essence de Famille; et, lorsque, à Hambourg, on se promène le long des parois vitrées derrière lesquelles des femmes fument et attendent, c'est l'essence de la Prostitution que l'on voit.
(Force des structures: voilà peut-être ce qui est désiré en elles.)
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